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Le Gitan



J’avais fait les offrandes matinales à la rivière, et j’avais décidé de rester méditer un moment avec l’eau. Il faisait frais en matinée de cette nouvelle journée de fin d’été. Je savais que le soleil allait vite réchauffer l’air ambiant. Je me posais donc là et je repensais aux propos que j’avais lu concernant cet homme étrange, Viktor Schauberger, ce garde forestier qui était devenu un inventeur de génie en tissant une relation intime avec l’eau. Je restais donc à méditer avec l’eau.

 

J’étais plongé dans un état paisible et relié à la nature, quand j’entendis sur le sentier de la forêt le pas d’un cheval. Je sortis momentanément de ma méditation, car un souvenir venait de monter à ma mémoire. Lorsque j’étais enfant, quand la ville d’Agde ressemblait à un gros village, j’habitais avec mes parents dans un appartement en haut d’un petit immeuble de trois étages. Parfois, nous entendions le pas d’un cheval, et ma sœur et moi allions sur le balcon pour voir passer en contrebas un homme et son cheval attelé à une cariole. C’était notre moment magique. Je ne saurais dire pourquoi, mais cela nous fascinait ma sœur et moi. Peut-peut-être parce que cela semblait si étrange dans un monde moderne. Je nous revoyais au balcon de l’appartement, regardant le petit cortège passer dans la rue en bas de chez nous.

 

J’attendis donc de voir ce qui allait déboucher du sentier forestier. Je vis un homme marchant devant un beau cheval blanc. Sur le dos du cheval, une selle et deux belles sacoches en cuir. L’homme était habillé étrangement. Un peu comme d’une mode ancienne. Difficile à définir, car il portait des vêtements qui ressemblaient à des vêtements anciens, avec des chaussures de marche modernes. Il devait avoir une cinquantaine d’années, et son visage était à la fois bien bronzé et rayonnant de vie, avec une énergie particulière. Peut-être son regard, qui semblait à la fois intense et profond.

 

Il se rapprocha de la rivière et passa à côté de moi. Il me salua silencieusement d’un sourire empli de vie et de douceur. Sans dire un mot, il laissa le cheval boire dans la rivière, puis brouter un peu d’herbe verte. Le cheval n’avait pas de mors, juste un licol avec une longe que l’homme lâcha pendant que le cheval broutait.

 

L’homme m’intriguait, et j’eus envie d’engager quelques mots.

 

- Bonjour, vous venez de loin ?

- Non, cette nuit j’ai dormi vers les crêtes, au-dessus, dit-il en regardant vers les crêtes.

- Ah, oui, la vue est belle de là-haut.

- Oui

 

Il semblait peu bavard. Mais quelque chose m’intriguait dans cet homme. On pourrait dire que ce que je sentais comme étrange chez lui éveillait une forme de curiosité, une envie irrépressible d’en savoir plus.

 

- J’habite à quelques pas d’ici, ça vous dirait un petit déjeuner avec un café chaud, ou un thé si vous préférez ? On a aussi du bon pain, hier soir c’était le marché au village.

- Oui, je veux bien.

 

Nous sommes donc rentrés à la maison. Je lui proposais d’attacher son cheval dans un coin du jardin où l’herbe était abondante. Il préféra le laisser sans attache, mais de prendre le petit déjeuner dehors, pas très loin de son compagnon.

- Comment s’appelle-t-il ? dis-je en montrant son cheval.

- Nuage. Il s’appelle nuage.

Et après un court silence, il ajouta :

- Et moi c’est Mano.

 

Je me présentais, ainsi que les enfants et Lucie qui étaient sortis de la maison en entendant nos voix. Lucie prépara un café et j’installais de quoi petit déjeuner dehors. Les enfants restèrent un court moment à regarder le cheval, puis ils eurent envie de jouer et bouger, et ils partirent avec Lucie marcher un peu et faire les offrandes à la rivière. Je restais donc seul avec Mano et Nuage.

 

Empli de curiosité, je demandais à Mano d’où lui venait son prénom.

- Je suis gitan, c’est mon prénom gitan.

 

J’avais marqué une pause avec le mot « gitan ». Je le trouvais si paisible ce gitan voyageur. Il portait comme une vieille mémoire de voyageurs, de nomades d’un autre temps.

 

- Vous voyagez loin comme ça ?

- Oui. J’ai traversé plusieurs pays.

- Vous allez où ?

- Avec Nuage, nous allons là où le vent nous pousse, dit-il avec un sourire très doux.

 

Puis il but un peu de son café et se fit une tartine. Je pouvais rester silencieux, mais je sentis qu’après son petit déjeuner, il allait partir, et j’avais cette curiosité qui était bien présente. Je sentais une sorte de fascination pour ce gitan nomade avec son cheval blanc.

J’essayais de retenir mes questions, car je voyais bien qu’il était peu bavard. Et je sentais aussi qu’il percevait que j’avais plein de questions qui affluaient. Je sentais chez lui une sensibilité particulière. Une forte sensibilité associée à une force tranquille. Comme un être de la forêt, un esprit de la forêt. Je commençais d’ailleurs à me demander si je n’étais pas en train de rêver ou de parler avec un esprit de la forêt avec une apparence humaine. La situation étant si étrange, mon esprit semblait vouloir galoper.

 

- Excusez ma curiosité, mais je ne croise pas souvent de personnes voyageant au long cours avec si peu de bagages. Et à vous dire vrai, je crois que je n’ai encore jamais rencontré de personnes comme vous. Je sens que ça fait monter en moi mille questions.

 

- Oui, je le sens.

 

- Excusez-moi, je ne veux pas vous embêter avec cette énergie. Et j’imagine que je ne suis pas le premier à être intrigué par votre façon de voyager.

- Non, mais tu es le premier que je croise assis sans rien faire de particulier au bord d’une rivière.

- Je venais de faire des offrandes à l’eau et j’étais en train de me connecter à l’esprit de l’eau. C’est à ce moment-là que vous êtes arrivé. Comme sorti d’un autre monde. Excusez-moi si je parle beaucoup, mais c’est ma façon de faire parfois quand je suis intrigué.

 

Il me répondit par un sourire bienveillant, et mangea sa tartine puis finit son café silencieusement.

Il reprit la parole à la fin du petit déjeuner.

- Merci pour ce bon moment. Tu remercieras ta femme pour le café.

C’est bien de se poser avec l’esprit de la rivière. Moi, c’est un autre esprit qui me fait marcher.

 

Je restais silencieux, je sentais le moment précieux. Comme un trésor à partager dans l’instant.

- Ma femme est morte il y a quatre ans. Avant de mourir, elle m’a dit qu’il y a deux façons de voir le monde. Avec des pensées et des façons de vivre froides comme la lune ou chaudes comme le soleil. Et les gens sont comme la lune ou comme le soleil. Elle m’a dit que je la retrouverai autant que je voudrai si je trouve les fruits de la lune et les fruits du soleil.

Alors je marche. Je marche et je dors avec la lune et avec le soleil. Plus vraiment de ce monde. Pas vraiment dans un autre monde non plus. Je marche entre deux mondes. Je vois des lieux, je vois des gens. J’en vois certains qui sont froids comme la lune en hiver, et d’autres qui sont chauds comme le soleil du matin.

 

Il regarda le plateau de petit déjeuner où Lucie avait mis quelques fruits, et il reprit.

 

- Je marche. Je sens que ma femme est quelque part. Je la sens si proche de moi, et pourtant si lointaine encore. Mais je me rapproche. Chaque jour un peu plus. Je marche avec Nuage, et je cueille sur les chemins les pommes d’argent de la lune et les pommes d’or du soleil.

 

Alors qu’il parlait, une énergie singulière était présente. Ses mots, son énergie m’avaient transporté dans un état entre deux mondes. Je ne pouvais pas répondre, je ne pouvais pas rajouter de mots. Je sentais que ce que je pourrais ajouter viendrait briser le charme, la magie de l’instant.

 

Je ne pus dire qu’un simple « merci, à vous aussi » en écho à son départ et son « merci et bon chemin à toi ».

Il partit comme il était venu. Simplement, au son du pas de son cheval.

Je restais un moment bouleversé. Conscient d’avoir vécu une rencontre hors du temps. Je sentais mon cœur touché, sans arriver à définir ce qui le touchait exactement.

 

La vie est emplie de moments surprenants, des moments qui semblent si emplis de banal, et d’autres moments si emplis de magie.

Le reste de ma journée fut étrange. Je sentais que je restais un peu aux aguets, comme pour voir si le pas d’un cheval n’allait pas se faire entendre à nouveau.

 

Je restais avec ma famille, sans rien faire de particulier. J’étais touché au plus profond de moi-même et cela perdura toute la journée.

Le soir, je me demandais même si je n’avais pas rêvé.

 

J’allais plonger dans le sommeil quand je repensais à l’instant, et aux dernières paroles de ce gitan. Il y avait dans ses mots et dans sa présence une forme de magie. Une vibration d’un autre monde. Je repensais aussi au poème de Yeats, qui évoquait aussi ces pommes célestes et une femme mystérieuse.

 

« J’ai vieilli sur les routes,

Par les monts et les vaux.

Je trouverai sa retraite.

J’aurais ses lèvres, et ses mains,

Je marcherai dans l’herbe longue,

 et cueillerai jusqu’à la fin des temps,

les pommes d’argent de la lune

 et les pommes d’or du soleil. »

 

C’est un peu entre deux mondes que je vous écris ces lignes. Touché par une rencontre qui me laisse entre deux mondes. Je remarque que c’est un bel endroit cet entre deux mondes. Même si je me sens « bizarre », j’ai l’impression que tout ce qui m’entoure est empli de magie, d’une présence vibrante. Sans émotion particulière. Juste vibrant et paisible.

 

J’avais envie de vous partager cela. Alors j’ai écrit. Il se peut que ce texte puisse porter un peu de cette vibration et de cette paix qui réside dans la magie, au-delà des apparences.

 



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