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L'Abîme


C’était une soirée qui avait bien débutée, j’étais tranquillement allongé sur mon lit avec ma femme et nos enfants, quand une profonde tristesse arriva. Je la sentis arriver en même temps qu’une histoire que je me racontais, une petite voix intérieure qui me disait, avec assurance : « Quand tu vas mourir, les êtres que tu aimes vont un peu pleurer, puis ils vont t’oublier. Il ne restera rien de toi, rien de ton passage sur terre. Ils vont t’oublier. »


Alors j’ai senti les vagues de tristesse devenir de plus en plus grosses, jusqu’à faire sortir les premières larmes. Il ne restera rien de mon passage sur terre. Rien. Et la tristesse s’amplifiait. Là, sur ce lit-radeau au milieu de ma tristesse, je n’arrivais déjà plus à sentir l’amour de mes proches.


Je pensais que j’allais pouvoir plonger dans cet océan de tristesse et m’apitoyer sur mon sort à venir, quand la voix a repris. C’était une voix intérieure, mais plus la même voix. C’était cette voix de sagesse qui est très différente des voix personnelles. Une voix vibrante et venant de l’infini. Elle me dit « Tu n’es rien ».


Là où j’en étais de ma tristesse, cela vint apporter de la tristesse supplémentaire. Et j’avoue que pris dans ces vagues émotionnelles, je n’avais pas encore discerné le changement de voix intérieure. « Tu n’es rien » répéta la voix. Alors je lâchais avec l’histoire que mes proches m’oublieraient rapidement après ma mort, pour ne garder que cette affirmation présente : « tu n’es rien ». Je rajoutais « tu n’es important pour personne ». Ma petite touche personnelle pour créer un effet dramatique.

Oui, je ne suis rien d’important. Et tout le monde allait m’oublier. Il ne resterait rien de moi.

Mais la voix de l’infini continuait imperturbable « tu n’es rien ». Et quoi que je rajoutais, elle me ramenait à « tu n’es rien ». Sans additif. Sans ajout.


Alors les ajouts perdant de leur emphase, je restais avec cette phrase répétée et donnée à intérioriser : « tu n’es rien ». Je sentais cette phrase se répéter à l’intérieur de moi-même, comme un écho régulier. J’avais quitté le radeau de la tristesse pour accueillir dans les abîmes de mon être, et cette phrase qui se répétait.


Je restais avec cela. Alors que j’étais en opposition, en réaction à cette phrase, progressivement elle prit une nouvelle saveur. Un nouveau sens. J’acceptais sa force, sa puissance, et j’acceptais d’accueillir ce rien. Ce « je suis » qui n’est « rien ». Je ne suis rien.

L’espace à l’intérieur semblait s’ouvrir. Les parois de ma grotte intérieure, de mon abîme, grandissait. Parfois, j’osais un « je suis » qui semblait tout aussi puissant et montrer la même chose. Et je répétais de plus belle, en écoutant l’écho, « je ne suis rien ».


Moins je résistais, plus j’acceptais cela, plus mon corps se détendait, plus je sentais la part de vérité profonde contenue dans cette phrase. Ce n’était pas l’opposé de je suis quelqu’un, c’était une phrase-énergie envoyée par l’infini. Une phrase divine apportée par un ange. Je ne suis rien.


Étrangement, au rythme lent de cette phrase-énergie répétée, j’ai senti que je n’étais rien. Quand nous devenons ce rien, nous ne disparaissons pas dans le vide. Nous devenons magiquement ce vide dans lequel tout disparait et tout apparait. Je sentais une énergie emplie d’amour. Une énergie indéfinie et pourtant reliée. Je sentais que je me fondais dans un infini rassurant. Où je pouvais m’abandonner. Je ne suis rien.


Oui, nous ne sommes rien. Nous avons beau chercher la reconnaissance, la gloire ou la fortune, à petite échelle ou auprès de la planète entière, nous ne sommes rien. Juste une volonté qui veut s’affirmer. Et quand cette volonté qui se croit personnelle cesse son effort, quand elle cesse de se prendre pour la volonté suprême, alors autre chose prend le relais. C’est l’enseignement de l’abîme. Dans l’abîme, l’air est empli d’amour. Après un espace d’air empli de toutes choses de la vie courante, l’air devient plus pur, plus épuré. Et nous enfonçant toujours plus loin dans l’abîme, l’air devient vivant. Nous devenons ce rien d’important qui nous permet de nous relier à tout ce qui est. Le visible et l’invisible.


Et laisser ce rien émerger de notre vivant, le laisser prendre la place, c’est accepter de n’être rien pour que l’ange prenne place. Pour que seul le divin et son souffle saint agisse à travers nous. Sans rien rechercher comme gloire ou comme récompense. Juste émaner. Je ne suis rien, et cela jaillit.


La tristesse avait disparu, il ne restait qu’un espace d’air. Un espace infini. Sans rien pour le contenir. Sans temps. Sans limites. Juste l’infini qui en un souffle jaillit.


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Comme un écho à ce texte, voici un chant, el Abismo, du chanteur magicien Alonso del Rio (lien ici) :


Pour les non hispanisants, voici la traduction de ce merveilleux chant :


Je l’ai rencontré un après-midi

Debout devant un grand abîme

Et il ne m’a même pas regardé

Puissant le vent qui s’est levé


Près de cette falaise retenant son émotion

Juste deux talons au sol

Tout le corps dans le vide

Il s’est penché en l’air


Mon sang a fondu en me souvenant

Si c’est sur cela que j’ai marché

J’avais vu un tel courage


Maintenant je sais que même le vent

S’incline devant l’amour


Maintenant je sais que même la peur prend fin


Offert à l’amour

Son corps semblait flotter

Sur un nuage irréel

Entre esprit et matière


Il n’y a pas de bien, il n’y a pas de mal

Il n’y a plus de frontière à traverser

Il ne nous reste que la conscience


Soudain, il recula et me regarda plein d’amour

Ce seigneur du grand abîme

Juste une phrase et il était parti :

« Tu n’es que ton souffle »


En paix je donne, en paix je reçois


Maintenant je sais qu’il n’y a rien, mon cœur,

Mon amour


Maintenant je sais que le grand maître, mon cœur

C’est un abîme

Seul l’amour peut guérir

Seul l’amour peut essayer

De vaincre le monstre de l’oubli

Oublie qui tu es

Qu’étais-tu et qu’as-tu fait ?


De l’amour à l’interdit

Jamais ne te lasse d’essayer

Pour te souvenir une fois encore


Que tu es déjà ce qu’il y a de plus divin

Et même si tu ne peux pas comprendre

Dans chaque mort il y a une naissance

C’est pourquoi cela fait si mal d’être vivant


Maintenant je sais que je ne suis rien, mon coeur

Mon amour

Maintenant je sais que les serpents sont maîtres des chemins

Maintenant je sais qu’il n’y a rien, mon cœur

Mon amour

Maintenant je sais que le grand cœur du maître

C’est un abîme

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