J’allais voir mon ami le sage Oriandre car j’avais une nouvelle à lui annoncer. Je m’avançais en voiture et je finis le trajet par un chemin de traverse qui menait à sa maison dans la forêt. J’aurais pu y arriver en voiture, mais j’avais envie de marcher. Je garais donc la voiture et finis à pied.
J’étais d’humeur très joyeuse car il m’arrivait quelques évènements inattendus et particulièrement heureux. J’avançais donc le pas léger et rapide, heureux d’aller partager cela avec Oriandre. La vie était bien faite, car je le trouvais sur le sentier que j’empruntais. Je ne l’aurais pas trouvé chez lui si j’y étais allé en voiture jusqu’au bout. Je pris cela comme un nouveau signe et ma joie en fut plus intense.
Il était assis sur une grosse pierre et regardait le paysage dans une trouée forestière. Dans la pente dégagée par une coupe récente, on pouvait voir le versant d’en face et les crêtes des montagnes avoisinantes.
Il méditait souvent ainsi, assis sur une pierre ou un tronc d’arbre, à scruter ce qui était près ou loin, ou en fermant les yeux.
Je ralentis mon pas à son niveau, le sourire aux lèvres. Il tourna son regard alors que j’arrivais presque à sa hauteur. Impatient, je le saluais d’un large sourire et je m’écriai presque :
- Oriandre, bonjour ! Il m’arrive des choses extraordinaires !
Il resta impassible et me regardait fixement.
- Bonjour monsieur, me répondit-il simplement. Je vous connais ?
- Oui, très drôle Oriandre ! Écoute, il m’arrive des choses HA-LLU-CI-NANTES !! Vraiment !!!
- Bonjour monsieur, je vous connais ?
Il restait impassible en posant cette question. J’étais plongé dans ma joie, dans mon excitation de lui partager mes nouvelles, et son impassibilité me choqua.
- Écoute, repris-je avec un peu plus de modération, j’ai quelque chose à te raconter.
Il me répondit avec la même impassibilité, ou du moins avec un air franchement sérieux :
- Je vous connais ? Qui êtes-vous ?
- A quoi joues-tu Oriandre ! C’est moi ! Stéphane !
- Je ne vous connais pas, dit-il d’un ton sec et sans appel.
Cela coupa net ma joie et mon excitation. En fait, cela me mit dans un tel trouble que je m’assis en sentant des vagues de tristesse monter en moi. Je ne comprenais vraiment pas ce vieux sage. Parfois je pensais qu’il était vraiment fou, comme dans le cas présent. Comment pouvais-je venir partager du temps et écouter les enseignements d’un vieux fou ? Je perdais mon temps, assurément.
Je restais pensif, plongé dans mes pensées. Je ne m’étais même pas aperçu que dans mon trouble je m’étais assis pour être à son niveau. Je sentis en moi une hésitation entre une envie de rester et un élan de me lever et partir. Je ne voulais pas ternir ma joie. Et visiblement elle n’était pas reçue avec mon ami.
J’étais plongé dans mes pensées lorsqu’il reprit la parole, tout en fixant à nouveau les crêtes sur le versant opposé. Il parlait comme s’il s’adressait à la montagne, ou à lui-même.
- Tout est une même chose. Un même courant. Une forme extérieure nous fait apparaitre en montagne, en arbre ou en humain. Nous sommes la même chose. Quelque chose d’indicible qu’on appelle Dieu. Nous sommes le visible et l’invisible. Et tout ce qui arrive n’est qu’un mouvement de Dieu. Un mouvement de la Conscience. En fait, il ne se passe rien. Rien à part cela. Et dans cela, il y a tout son amour. A chaque instant.
Je m’assis à côté de lui, sans rien dire. J’écoutais et me calais sur sa vibration.
- Parfois quelqu’un que vous croyez connaître apparait dans votre quotidien. En fait, nous ne le connaissons pas. Et il ne nous connait pas. Nous ne nous rencontrons pas tant que nous pensons à nos histoires. Nous nous rencontrons lorsque nous écoutons attentivement ce mouvement invisible. Lorsque nous sentons intérieurement. Et là, nous reconnaissons cette vibration. Non pas de quelqu’un de connu, mais du divin. De la pure Conscience.
En apparence, il ne se passe rien. Les nuages suivent le sens du vent, les arbres sont debout, le soleil brille dans le ciel et joue avec les nuages. La terre semble immobile sous nos pas. Et il semble nous arriver tout un tas d’aventures.
En fait, il ne nous arrive rien. Des évènements agitent l’air ambiant, comme un souffle d’air agite momentanément les feuillages des arbres ou les nuages dans le ciel. Rien de plus. Il ne nous arrive rien. Il arrive des phénomènes. Des mouvements.
Si nous sommes attentifs, ces mouvements sont la manifestation du divin. Le divin dans notre regard, le divin dans ce qui nous entoure, et le lien divin de tout cela. Il y a juste à s’accorder avec cela. Sans chercher à comprendre, ou analyser.
Notre inattention génère d’autres mouvements. Des mouvements que nous pensons personnels, emplis de grossière manifestation de joie, de tristesse, de colère… Nous pensons que nous sommes le centre du monde, et nous devenons le centre du monde. Joie, tristesse, peur, excitation… tout cela n’est qu’un mouvement que nous créons pour nous sentir importants. Importants aux yeux de qui ? Importants de quoi ?
Qu’y a-t-il de si important à dire ou à faire, si ce n’est de partager le mouvement naturel et heureux de la Conscience ? Qu’est-ce qui est plus important que de se laisser guider par des flux lumineux, que de se laisser traverser par Sa volonté, et de suivre ce mouvement, agréable ou désagréable, sachant que cela n’est qu’un mouvement d’amour ?
Sommes-nous si importants qu’il faille nous écarter de l’amour pour en faire une chose ? Un objet ? Une pensée ?
Il n’y a que vibration de l’instant. Une trame où tant d’êtres participent. Une trame que nous ne pouvons percevoir. La seule façon de percevoir cela est d’y être ouvert et de participer. D’offrir tout notre être pour devenir une manifestation agissante de cette trame. Car nous savons intimement qu’il n’y a que cela. Et cela nous ouvre le ciel, les arbres, la terre. Nous devenons un mouvement commun.
Pendant qu’il parlait calmement, je suivais le flot de ses paroles et je m’apaisais. Ma joie avait fait place à une paix particulière. Mon excitation s’était envolée, ma tristesse aussi, et mes pensées étaient absorbées par les paroles du vieux sage. Je me sentais juste bien. Sa voix me berçait. Je sentais mon corps, je sentais la terre, je trouvais le ciel éclatant de beauté.
- Il ne se passe rien et en même temps il se passe tout. Il n’y a pas à réagir, à résister, juste s’accorder.
Et alors les miracles arrivent. Et nous les voyons pour offrir notre joie pour tous les êtres.
Il venait de prononcer ces mots et une abeille vint se poser sur mon doigt. Elle fit un brin de toilette avec ses petites pattes, resta un court instant à explorer le dessus de ma main avant de s’envoler. Je reçus cela comme un des miracles qu’il venait d’évoquer. Un miracle à la fois petit et si grand pour celui qui le voit, qui le reçoit…
Je me sentais bien.
- Lorsque nous oublions les règles élémentaires des miracles, de la Vie, nous passons à côté. Et nous devenons des étrangers les uns pour les autres. Nous devenons des histoires ambulantes. Quand nous nous coupons des trames de lumière, il ne reste rien. Qu’un mouvement désordonné de pensées et d’émotions, d’histoires et de sensations. Comme une brindille échouée sur un rocher au milieu d’une rivière qui attend de revenir dans le courant de la rivière. Il y a toujours une vague qui vient à un moment ou un autre. Ou un souffle d’air divin. La brindille n’a pas le choix, elle retourne dans le courant de la Vie. Mais l’humain, lui, a le choix. Et bien souvent il choisit de rester accroché. Imaginant que la vie est plus intense accroché à son bout de caillou, en regardant ce qui se passe autour. Alors qu’autour il n’y a que le divin qui s’exprime, qui l’invite à rentrer dans le flux de la grande Conscience. Revenir à sa nature et vibrer ensemble. Réunir la vie et la mort, le visible et l’invisible, le créé et l’incréé. Offerte au courant de la vie, la brindille peut arriver sur les rivages de la manifestation, déployer des racines et devenir, là où elle est, un magnifique arbre au feuillage verdoyant.
Le vieil homme m’avait bercé de ses paroles calmes. Je sentais que le temps était revenu au silence et à la méditation avec la nature. Je sentais aussi que je devais rentrer chez moi. Je me levais discrètement et je glissai à mon ami, et à la nature environnante un discret « merci ».
- Va en paix, et que ta joie soit parfaite, répondit le vieil homme, sans tourner son regard dans ma direction.
Je sentis qu’il venait de plonger à nouveau dans sa contemplation et que les mots devenaient superflus.
Je repris donc le chemin du retour. Je me sentais heureux et mon excitation avait disparue. De tous les évènements qui venaient de m’arriver, il ne me restait qu’une joie paisible. Sans plus. Comme un cadeau reçu dans la joie et qui trouve ensuite sa place, naturellement. Puis on n’y pense plus.
La vie est un cadeau de chaque instant. Une trame vivante et mystérieuse, avec ses côtés agréables ou désagréables. Je ne connais pas grand-chose de ce mystère. Ce que je sais, c’est que lorsque je côtoie ce vieux sage, je me sens réaligné. Je sens en lui un canal d’amour, quelles que soient les circonstances. Un amour qui est vibrant et communicatif. Avec lui j’ai l’impression de toucher la vie, la vraie vie. Avec lui, j’ai l’impression que l’invisible devient palpable.
Et je sais intimement que nous avons tous cette capacité. Que là est la seule voie du bonheur qu’il m’ait été donné de percevoir. Nous avons la capacité, et c’est peut-être notre unique but dans la vie, notre seule mission, de revenir à cette présence vibrante, traversée par la clarté de l’instant, qui nourrit le visible et l’invisible d’étincelles de lumière, de paix et d’amour.
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